Le cimetière de La Recoleta à Buenos Aires, haut lieu du tourisme funéraire
– Rachid MAMOUNI-.
Buenos Aires – Sous les rayons du soleil timide d’un mois d’août glacial, qui pointent à travers les nuages de l’hiver austral, une file de gens serpente sur une centaine de mètres à l’entrée du lieu de sépulture le plus ancien de Buenos Aires : le cimetière de La Recolta, niché au cœur du quartier historique éponyme de la capitale.
S’il y a un lieu à Buenos Aires qui permet de revisiter l’histoire d’Argentine à partir d’un focus insolite, c’est bien ce cimetière où reposent en paix une bonne brochette d’anciens présidents, la crème de l’aristocratie argentine qui a fait la splendeur du pays à la fin du 19ème siècle et début du 20ème jusqu’à en faire la cinquième puissance économique du monde, d’anciens artistes, mais aussi des petites gens qui ont épargné toute leur vie pour s’offrir un lieu de sépulture qui soit à la hauteur de leur rêve pompeux.
Du haut de ses 202 ans, le cimetière qui s’étend sur 54.000 m2 renferme des joyaux authentiques de l’art sculptural en Argentine. La nécropole rassemble des pièces créées par des artistes de renom et dispose d’une équipe d’experts chargée d’assurer sa conservation et sa restauration. C’est là, la première des raisons de cet afflux continu de visiteurs.
L’autre raison, aux relents d’un spleen baudelairien, est que ce cimetière est bien plus qu’un simple lieu de repos sépulcral, il est le reflet de l’histoire complexe et fascinante de l’Argentine. Ce sanctuaire funéraire, avec ses allées ombragées, ses mausolées imposants et ses sculptures dignes des grands musées, incarne à lui seul un panthéon de l’élite argentine, où les récits des grands personnages, des faits d’armes et des événements saillants de l’histoire se croisent et se confondent.
Au fil des années, ces récits ont fini par générer dans l’imaginaire collectif une nostalgie languissante qui attire des hordes de touristes en quête de sensations uniques. Ces récits ont aussi réussi à convaincre certains nantis de débourser jusqu’à 100.000 dollars pour y être enterrés, faisant dire à la vox populi que c’est à La Recoleta – le cimetière s’entend – où se trouve le mètre carré le plus cher de Buenos Aires.
Le panthéon a été le théâtre de nombreuses anecdotes captivantes, parfois tragiques, souvent empreintes d’une douce ironie. Elles ont été amplifiées par les témoignages littéraires d’écrivains argentins et étrangers qui y ont trouvé une source inépuisable d’inspiration.
Le plus célèbre parmi tous est Jorge Luis Borges, qui a souvent évoqué ce lieu dans ses écrits. Pour Borges, le cimetière de La Recoleta est un espace où le temps semble suspendu. Dans un de ses poèmes, il le décrit comme un lieu où “le marbre blanc des mausolées brille sous le soleil”, et où chaque tombe raconte une histoire, un fragment de la grande fresque de l’histoire argentine. Borges voyait dans ce cimetière une métaphore du temps, de la mémoire et de l’immortalité, où « Les tombeaux sont beaux » et « les petites places baignées par la fraîcheur du patio ».
D’autres auteurs argentins se sont penchés sur ce phénomène, dont Adolfo Casares, pour qui le cimetière de La Recoleta est un miroir de la société argentine, un lieu où la grandeur et la décadence cohabitent dans une harmonie étrange.
Julio Cortazar, un autre géant de la littérature en Argentine, voyait ce lieu comme un espace où la réalité se confond avec la légende, où les âmes des défunts semblent encore errer parmi les vivants.
Et ce ne sont pas les légendes urbaines qui manquent à La Recoleta. La plus célèbre d’entre elles est celle d’Eva Peron, l’épouse du leader politique emblématique du pays, Juan Domingo Peron.
Sa tombe, bien que modeste en comparaison de celles qui l’entourent, attire chaque jour des visiteurs du monde entier, venus rendre hommage à la « madone des sans-chemises ». Toutefois, le chemin vers son repos éternel fut loin d’être tranquille. Après sa mort en 1952, son corps embaumé fut déplacé à plusieurs reprises, voyageant secrètement à travers l’Europe, avant de trouver sa place définitive à La Recoleta en 1976.
Ce périple posthume ajoute une dimension presque mythologique à la figure déjà emblématique d’Evita, incarnée sur le grand écran par la “Reine du Pop” américaine Madonna.
Un autre récit tout aussi poignant est celui de Rufina Cambaceres, une jeune femme de la haute société qui, en 1902, fut enterrée vivante après avoir été déclarée morte par erreur. Lorsqu’on découvrit plus tard que son cercueil portait les marques de ses tentatives désespérées pour s’en échapper, le récit de sa fin tragique se répandit comme une trainée de poudre, devenant l’une des légendes les plus racontées du cimetière.
La Recoleta est également le théâtre de rencontres post-mortem insolites. Les guides du cimetière racontent avec une bonne dose de délectation l’histoire de Salvador Maria del Carril, premier ministre des finances de l’histoire argentine (1862) et de son épouse Tiburcia Dominguez, qui gisent côte à côte dans la même crypte.
Dans l’actualité, la statue de marbre de Salvador Maria del Carril trône sur une chaise installée sur le toit du mausolée. Le buste de son épouse, visiblement en colère, lui tourne le dos, en parfaite harmonie avec ses dernières volontés. La légende raconte que durant la cinquantaine d’années de vie commune, ils ne se sont pas parlés pendant 30 ans. Dans son testament, Tiburcia Dominguez a voulu que le couple soit placé dos à dos pour l’éternité, « comme nous avons toujours vécu ».
En déambulant dans les allées de la Recoleta, on ne peut qu’être frappé par la somptuosité des monuments funéraires, qui témoignent de la richesse et du pouvoir de ceux qui y reposent. Mais au-delà de cette opulence, c’est l’humanité de ces histoires, souvent teintées de passion et parfois de haine, qui confère au cimetière son caractère unique.
Parmi les 4.500 voûtes du cimetière, certaines attirent curieusement l’attention par leur style qui imite les temples grecs ou même les pyramides d’Egypte.
La Recoleta est bien plus que des pierres tombales, des mausolées majestueux et des allées grouillant de chuchotements. C’est un lieu où se mêlent la mémoire, l’histoire et la littérature. Chaque tombe, chaque statue, chaque allée raconte une histoire qui attend d’être redécouverte par ceux qui viennent de loin pour visiter ce panthéon, où les âmes des défunts semblent encore susurrer leurs secrets à ceux qui savent prêter l’oreille.
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