Le théâtre et l’idiosyncrasie des Argentins
Propos recueillis par Rachid MAMOUNI.
Buenos Aires – Sur la célèbre avenue Corrientes qui traverse Buenos Aires d’Est en Ouest, de longues files d’attente se forment, à la tombée de la nuit, sous le flickering étincèlent des néons géants. Mais ce spectacle saisissant en cache un autre. Celui que ces milliers de gens attendent patiemment à voir dans les nombreuses salles de théâtre qui pullulent le long de cette avenue.
« Aller au théâtre en famille ou avec des amis fait partie de l’idiosyncrasie des Argentins », affirme Natalia Gualtieri, professeur d’art dramatique à l’Université du Salvador.
Cet engouement des Argentins pour le théâtre fait partie de leur vie quotidienne. Certains cherchent le divertissement, d’autres sont en quête de frissons et d’autres encore veulent approfondir leurs réflexions sur les réalités du moment et la manière de les remettre en question.
Natalia Gualtieri, qui a écrit, produit et dirigé des pièces de théâtre, estime que rien qu’à Buenos Aires, plus de 600 mille personnes fréquentent chaque année les 187 salles de théâtre. Dans l’ensemble du pays, dit-elle, le chiffre dépasse 4,3 millions de spectateurs qui fréquentent plus de 1500 théâtres.
Cette ancienne directrice du département de dramaturgie à l’Université de Salvador fait le distinguo entre deux variantes théâtrales en Argentine : le théâtre commercial qui met en scène des auteurs internationaux et des artistes reconnus par les médias, des comédies musicales de Broadway ou des productions d’auteurs nationaux.
Dans ces espaces, l’accent n’est pas tant mis sur l’auteur lui-même ou sur le pays d’origine de la pièce, mais plutôt sur la situation dramatique qu’elle propose. Dans l’actualité, la mode est à l’humour avec beaucoup de comédies françaises, britanniques et américaines. Elle cite à titre d’exemple le célèbre théâtre Colon, construit en 1888, qui se spécialise dans l’Opéra et le ballet, et les théâtres San Martin et Cervantes, qui ont une prédilection pour les œuvres classiques.
La deuxième variante que Natalia Gualtieri qualifie de “under ou off” englobe les pièces à contenu plus poétique, intellectuel et d’avant-garde qui sont jouées dans des salles disséminées à travers les quartiers de la capitale. «Elles sont à chaque coin de rue et leur public, ni massif ni trop réduit, est composé d’étudiants de théâtre, d’artistes et d’intellectuels ».
Aux origines de cet engouement des Argentins pour la pratique théâtrale, Natalia Gualtieri identifie deux étapes. L’étape européenne avec les premières pièces issues du siècle d’or espagnol ou français pendant le combat pour l’indépendance, et l’étape nationale proprement dite, qui est née en 1789 avec la pièce “Siripo” de Manuel José de Lavarden. Cette pièce a été jouée dans le premier espace théâtral du pays fondé le 30 novembre 1783, date retenue depuis 1979 comme « Journée nationale du théâtre » en Argentine.
Natalia Gualtieri énumère les sujets abordés par les dramaturges argentins et qui font le bonheur des spectateurs. « Les relations familiales, les liens affectifs, les problèmes socio-économiques qui conduisent à l’évaporation des rêves et, à des moments précis de l’histoire, l’autoritarisme, la censure et la persécution », affirme-t-elle, ajoutant que dans l’actualité, les scénaristes focalisent sur les débats autour du rôle des femmes et de la violence de genre.
Pour Natalia Gualtieri, les dramaturges argentins les plus remarquables sont Javier Daulte (Les voyants), Rafael Spregelburd (L’enfer), Mauricio Kartun (La vis comique) et Hector Levy-Daniel (dont l’œuvre “Le fruit amer” est jouée actuellement aux Etats Unis sous la direction de Philip Boehm), reconnaissant toutefois un faible pour le travail de Lisandro Fiks (notamment son adaptation de l’œuvre de Henrik Ibsen ‘Un ennemi du peuple’).
Dans ce contexte, Natalia Gualtieri souligne le rôle du théâtre qui soulève des questions et contribue aux débats. Elle se dit partisane « d’un théâtre à thème qui interroge les êtres humains et leur rôle dans la société. J’aime les thèmes du quotidien (…) avec des dialogues drôles et intelligents et, surtout, ceux qui abordent l’univers des femmes ».
Pour préserver le patrimoine théâtral et continuer à nourrir cette flamme des Argentins pour le théâtre, Natalia Gualtieri recommande aux autorités culturelles de son pays d’être attentives aux problèmes des nouvelles générations, d’intégrer les nouvelles technologies à la mise en scène et surtout de mettre à jour les œuvres des classiques.
Elle conseille de faire des efforts pour que la tradition et la mystique du théâtre ne se perde pas et que l’histoire et la trajectoire des artistes argentins soit diffusées, sans pour autant que le langage théâtral ne soit si étranger aux jeunes générations.
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