Quatre questions à l’islamologue Rachid Benzine
Bruxelles – Depuis quelque temps, la question de l’Islam d’Europe est revenue au devant de la scène. Acteurs politiques, théologiens et médias évoquent, dans ce contexte, la nécessité de réformer la gestion du culte musulman en Europe pour faire face aux courants extrémistes.
L’islamologue Rachid Benzine livre en quatre questions à la MAP son analyse de la situation avec un regard savant et dépassionné de la question de l’Islam en Europe.
Q: Dans un contexte tumultueux marqué par les derniers attentats en France et en Autriche, le débat sur l’islam en Europe ressurgit avec des appels à la réforme et à l’organisation. On a encore évoqué la formation des imams. Pensez vous que le débat sur ces questions va dans le bon sens ?
Dans les pays historiquement et majoritairement musulmans, la religion est très encadrée par les pouvoirs politiques. Ce sont eux qui se préoccupent de l’organisation de celle-ci et qui reconnaissent qui est légitime pour défendre l’orthodoxie et pour exercer toute forme d’autorité. Ainsi, au Maroc, le Souverain est Amir Al Mouminine. Dans les pays européens, en revanche, les pouvoirs publics n’interviennent généralement que très peu dans l’organisation des religions, au nom d’un principe de séparation. C’est particulièrement vrai en France. Mais, de ce fait, les Etats européens se retrouvent très dépourvus en face de la « grande nébuleuse » que représente l’Islam présent sur leurs territoires, avec des Musulmans ayant des allégeances nationales et politiques différentes. Comment distinguer les acteurs les plus représentatifs et les plus respectables ? Avec qui et comment prévoir et construire une organisation sérieuse de la religion musulmane ? Qui a autorité pour former et nommer des imams, dès lors que ce ne peut pas être, comme dans les pays musulmans, du rôle de l’Etat astreint à une neutralité en ce domaine ?
Q: Que peut-on faire aujourd’hui en Europe pour que les communautés musulmane, chrétienne et les laïcs retrouvent la sérénité ?
Dans les sociétés d’Europe Occidentale (la réalité est différente – ce qui ne veut pas dire « meilleure », loin de là ! – dans les pays d’Europe de l’Est à peine sortis du joug soviétique), nous sommes en présence de deux grandes peurs, deux grandes souffrances qui se font face: d’une part la peur des non-musulmans à l’égard de l’Islam, en raison surtout de l’actualité internationale et du fait des actes de terrorisme se réclamant de la religion musulmane ; d’autre part la souffrance des Musulmans qui se sentent de plus en plus stigmatisés, associés aux acteurs terroristes, et qui jugent leur religion travestie et salie autant par les non-musulmans que par les terroristes. Il ne s’agit pas principalement d’une opposition chrétiens-musulmans, car les sociétés européennes sont de plus en plus déchristianisées, de plus en plus « a-religieuses », mais d’avantage d’une opposition entre citoyens soucieux de la préservation de leurs libertés individuelles (acquises historiquement souvent en conflit avec l’Eglise catholique), et croyants porteurs d’une identité religieuse forte. Dans ce contexte, chacun a besoin d’entendre « l’autre » s’exprimer, dire ses peurs, ses incompréhensions, ses colères. Et il y a certainement des compromis à construire, car la paix entre les gens demande toujours des compromis. Mais pas facile de déterminer qui doit commencer par faire des compromis, et lesquels ! On le voit avec le débat sur les caricatures, où s’opposent défenseurs d’une liberté d’expression absolue pouvant aller jusqu’à l’exposition et la diffusion d’images très offensantes pour des croyants, et défenseurs du respect des sensibilités religieuses et de ce qu’elles considèrent comme sacré et inviolable. Nous avons deux sacrés qui au lieu de se parler s’opposent.
Q: Nous sommes en train de remarquer que certains dirigeants européens mettent l’accent plutôt sur le facteur religieux pour appréhender le fanatisme. Pensez vous que combattre le fanatisme se réduit à la seule dimension religieuse ?
Il est indéniable que, depuis une quarantaine d’années (depuis la Révolution islamique en Iran et depuis la guerre en Afghanistan), toute une violence ne cesse de se déchaîner à travers le monde, qui se réclame de l’islam. Le «terrorisme islamique» est malheureusement bel et bien une réalité importante, qui ne cesse de causer d’innombrables victimes, d’abord au sein des sociétés majoritairement musulmanes, telles l’Afghanistan, le Pakistan, la Syrie, l’Irak, les pays du Sahel… Certes, on peut trouver des causes politiques à ce développement du terrorisme dont les acteurs témoignent d’un véritable esprit fanatique. Les désordres internationaux, le jeu de plusieurs puissances, ne sont pas étrangères à tout cela. Mais toujours est-il que c’est bien au nom de références religieuses, au nom d’interprétations particulières de l’islam que ce terrorisme est pratiqué. Le monde contemporain a connu d’autres fanatismes, tel celui des khmers rouges dans les années 1970, qui a conduit à un génocide inspiré par un fanatisme politique. Mais de nos jours, le fanatisme le plus important et le plus meurtrier est bien ce « terrorisme islamique ». Dès lors, il faut bien chercher des remèdes aussi à partir de la religion.
Q: On parle beaucoup aujourd’hui de l’islam de France, l’Islam européen. L’islam est une religion avec des pratiques et des croyances immuables. Qu’est ce qui différencierait dans ce cas l’islam d’Europe par rapport à celui du Moyen Orient, d’Asie ou du Maghreb ?
L’islam, comme le judaïsme et le christianisme, est à la fois un et pluriel. « Un » en ce qui concerne les textes premiers, les croyances fondamentales, les pratiques essentielles héritées des débuts de cette religion dans l’histoire des hommes. Mais « pluriel » par ses multiples développements, ses différentes « incarnations » dans des cultures très diverses au cours des siècles. Déjà, il y a eu très vite le grand schisme – la grande « fitna » – entre islam défini comme « sunnite » et islam défini comme « chiite ». Mais au sein même du sunnisme, se sont produit régulièrement des évènements historiques qui ont façonné de manière en partie nouvelle la religion musulmane. Par exemple, la longue domination ottomane sur le monde musulman a conduit à une organisation nouvelle du personnel religieux dans le monde musulman.
Le Maroc a échappé à cette domination, ce qui a sans doute favorisé l’épanouissement d’un islam longtemps marqué par le soufisme mais aussi par le maraboutisme. L’islam d’Afrique Noire – « l’islam noir » comme on dit quelques fois –, quant à lui, reste très marqué par les cultures traditionnelles qui pré-existaient à l’arrivée de l’islam. Depuis une cinquantaine d’années, l’islam salafiste wahhabite, longtemps considéré comme « hérétique » par les grandes institutions religieuses sunnites telles que l’Université d’al-Azhar, a fini par s’imposer comme le pur visage de l’orthodoxie !
Quand nous regardons le monde musulman dans sa totalité, nous voyons bien que les cultures diverses, ainsi que les réalités politiques, influencent considérablement la manière de vivre l’islam. Là où sont demeurées des structures tribales ou féodales (comme dans tous les pays du Proche-Orient), vous avez un islam marqué par celles-ci. Là où vous avez des cultures organisées autour de chefferies (comme en Afrique Noire), vous avez un islam où les fidèles sont souvent dans un rapport de sujétion devant leurs guides religieux. Dès lors, on peut tout à fait imaginer que l’islam implanté désormais de manière durable et large en Europe Occidentale, soit un islam qui s’articule à la culture démocratique de celle-ci, à ses conceptions de l’égalité entre hommes et femmes, ses conceptions de la liberté individuelle dont la liberté de conscience et la liberté religieuse.
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